Dostoïevski a anticipé le ressentiment et l’hypersensibilité du 21ème siècle – 15/11/2021 – João Pereira Coutinho

1. À l’occasion du 200e anniversaire de la naissance de Fiodor Dostoïevski, j’ai sorti de l’étagère les livres russes qui m’avaient accompagné à l’adolescence. Quels titres sont sur le podium ?

Je dirais, par ordre décroissant, « Les Frères Karamazov », « Les Démons » et « L’Idiot ». Mais, pour être honnête, le premier que j’ai lu – et qui m’a vraiment fait craquer la tête – était « Memories from Underground ».

Je le relis maintenant, histoire de confirmer que le personnage central me hante toujours comme avant. Je confirme. Voici le portrait le plus parfait de la mentalité rancunière que je connaisse, ce mélange paradoxal de supériorité et d’infériorité qui fait que le rancunier voit dans le monde et chez les autres le dégoût qu’il éprouve pour lui-même.

A l’adolescence, ces choses prennent des contours littéraires, lointains, irréels. Mais à l’âge mûr, il était déjà possible de découvrir le menu complet – sur nous-mêmes et sur les autres.

Un passage, d’ailleurs, révèle bien l’intemporalité de Dostoïevski : lorsque le narrateur nous avoue son hypersensibilité, le plaisir qu’il éprouve lorsque son estime de soi est blessée par le principe de réalité. Plus : il cherche l’offense, il cherche la bassesse comme si le sentiment d’humiliation validait sa vie vide de sens.

Le sourire. Ai-je besoin de dire que cette hypersensibilité a conquis le monde ?

Je regarde autour. Tout ce que je vois, ce sont des rancuniers qui prennent plaisir à leurs offenses, réelles ou imaginaires, comme s’ils ne pouvaient pas vivre sans eux. Sans le savoir, Dostoïevski a anticipé le climat moral du XXIe siècle.

Mais avant le 21e, il y a le 20e, bien sûr. Ici aussi, l’homme de la clandestinité est prophétique en contestant l’idée des Lumières selon laquelle les êtres humains ne commettent des ignominies que parce qu’ils ne connaissent pas leurs meilleurs intérêts.

A cet optimisme délirant, l’homme du souterrain répond par une pensée simple et brutale : il existe dans la destruction, voire l’autodestruction, un plaisir que les rationalistes sont incapables d’accepter.

Et ces caprices sanguinaires et absurdes suffisent pour que tous les systèmes humanistes tombent en poussière.

2. Le monde est divisé en deux types de personnes : ceux qui aiment les films de Wes Anderson et ceux qui n’aiment pas.

Les seconds ont l’impression que le réalisateur n’est pas vraiment un réalisateur ; est un adulte qui manipule ses jouets dans des décors délibérément fabriqués à la main. Les histoires, celles-ci, « n’ont pas de sens » – ce ne sont qu’une simple collection de croquis, avec des dialogues qui sonnent sur deux échelles musicales différentes.

Les premiers, dont moi-même, aimeraient visiter ce monde, vêtus d’un pantalon en velours côtelé (jaune), de blazers en velours (vert) et d’un bandeau de joueur de tennis. Pour ma part, j’irais sur un bateau avec Steve Zissou, ça ne me dérangerait pas de dîner chez les Tenenbaum, et je passerais des vacances au Grand Hotel Budapest.

Même si, ici parmi nous, mon rêve était en fait d’écrire pour The French Dispatch, le magazine édité à Ennui-sur-Blasé (quel nom ! Ennui-sur-Apathie !), et qui va dans les kiosques, pardon, dans les cinémas de Le Brésil jeudi prochain.

Le film commence par une triste nouvelle : la mort du directeur du magazine, le légendaire Arthur Howitzer, Jr. (Bill Murray, qui d’autre ?). À sa mort, le magazine publiera son dernier numéro (et la nécrologie d’Arthur, bien sûr). Mais avant que le tissu ne tombe, nous aurons le temps de parcourir le magazine et ses principales sections.

Tout commence par l’actualité d’Ennui-sur-Blasé (compilée par Herbsaint Sazerac, c’est-à-dire un Owen Wilson hilarant). Vient ensuite un long essai sur le peintre Moses Rosenthaler (Benicio del Toro), un dément de l’asile local devenu une star de l’art moderne.

Après, il y aura aussi du temps pour les existentialistes révolutionnaires de la ville (une sorte de rediffusion de mai 1968 où les luttes entre étudiants et pouvoir politique se résolvent en jouant aux échecs).

Et tout se termine avec le critique gastronomique Roebuck Wright (Jeffrey Wright) impliqué dans un enlèvement avec de la nourriture empoisonnée. Oui, The French Dispatch imite la structure du magazine New Yorker, surtout lorsqu’il est dirigé par Harold Ross et William Shawn.

(Aujourd’hui, le magazine a succombé à la sensibilité « réveillée » d’une manière si extrême qu’elle aurait tué tous les convives de la table ronde de l’hôtel Algonquin d’une crise cardiaque).

Le ton, ça, est un hommage au trio le plus divin que le journalisme américain ait pu produire : les comédiens Robert Benchley, James Thurber et SJ Perelman, qui survolent chaque image avec leurs histoires surréalistes et leurs fous rires.

Qui a dit que la nostalgie, matière première de Wes Anderson, avait toujours l’air impassible ?

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Nihel Beranger

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