Le remplaçant – Nouvelles de Gipuzkoa

tuUn signe que nous ne savons pas quoi faire avec les rebondissements de l’histoire est que nous ne pouvons même pas nous mettre d’accord sur la façon de les interpréter, comme une secousse temporaire ou une perturbation pure et simple. Des événements sans précédent produisent de la perplexité chez certains et de l’hystérie chez d’autres, des positions à partir desquelles on ne pense pas bien et agit plus mal. Chaque fois qu’apparaît un phénomène social puissant ou une technologie qui semble tout bouleverser, le panorama se remplit des pires présages et, parmi eux, un que l’on pourrait regrouper sous le terme de remplacement. Une nouvelle rivalité gigantesque semble menacer des groupes sociaux, des cultures et des travailleurs entiers.

Nous pensons en ces termes depuis un certain temps : les livres seraient remplacés par les écrans, l’analogique par le numérique, la mondialisation signifierait la fin du local, qui parle de conflits d’identité oublierait ceux liés à la redistribution, les réseaux mettre fin aux journaux, la politique sera remplacée par des experts, l’homme blanc se sent menacé dans sa survie lorsque des droits autres que les siens sont reconnus, l’acceptation de la diversité sexuelle semble menacer le féminisme classique, un peuple remplacera un autre en vertu de la l’émigration, les machines vont déplacer les travailleurs… Ce ne sont pas des malaises qui peuvent être interprétés avec les catégories classiques d’aliénation, de subordination, d’exploitation ou d’exclusion, mais avec une angoisse particulière produite par la menace de disparition elle-même. A tort ou à raison, pensons à la peur ressentie par des pans entiers du monde du travail susceptibles de disparaître, du monde rural de l’Espagne vidée ou de la gilets jaunes en France, l’angoisse que le phénomène d’immigration produit dans certains secteurs de la société ou la crainte de la possible disparition d’industries liées à des énergies particulièrement polluantes.

Au cours de l’histoire, il y a eu d’innombrables effets de substitution (d’une technologie à une autre, de cultures et même de civilisations entières), mais aussi des prédictions de disparition qui ne se sont pas réalisées : le livre n’a pas mis fin à toutes les formes de culture orale, au de la même manière que les journaux ne sont pas morts lorsque la radio ou la télévision sont apparues et qu’il est peu probable qu’ils le fassent transmutés en format numérique ; la mobilité et le brassage ont été la norme dans les sociétés, tandis que l’homogénéité stable était une curieuse exception pour divertir les ethnologues ; les humains ont toujours vécu dans des environnements technologiques, ils ont utilisé des prothèses et des instruments de toutes sortes et certains de ces appareils, en particulier dans les nouveaux environnements numériques, nous émancipent dans une certaine mesure et nous obligent à un renoncement particulier au contrôle absolu ; nous interprétons les guerres comme des combats dans lesquels la survie des uns est en jeu sur les autres, mais ce qui est généralement diffusé est plutôt une nouvelle redistribution du pouvoir. Nous nous imaginons colonisés par les autres, soumis aux machines, alors que la réalité est que de nouvelles configurations ont émergé dans lesquelles les deux réalités, nous et les autres, humains et machines, même au milieu de nombreuses tensions et conflits, persistent, se mêlent et coexister.

Deux domaines dans lesquels ce remplacement est évoqué comme une menace forte sont l’immigration et le travail. L’un semble concerner la droite et l’autre la gauche, mais tous deux partagent une même peur de la déshumanisation, que ce soit par l’universalisme culturel ou la technologie. Cela a-t-il un sens de craindre que les immigrés ou les machines nous remplacent ?

Commençons par la question de l’immigration, qui donne lieu à un récit central dans la préparation des élections présidentielles françaises, mais qui se réplique dans de nombreux pays, notamment aux mains de l’extrême droite. En France, la question du remplacement a été affaire de littérature, de Raspail à Houellebecq, et le candidat Zemmour en a fait un outil électoral. Ce présage est démenti par la réalité démographique, mais surtout si l’on examine la simplicité des concepts qui le soutiennent. D’emblée, ce discours crée un cadre mental selon lequel ceux qui viennent de l’étranger seraient les puissants et les indigènes les faibles, alors que la réalité est exactement le contraire. Ce sont plutôt ceux qui arrivent qui reçoivent l’impact d’une société qui affirme ses normes et ses coutumes. À la suite de ces frictions, les immigrants laissent pas mal de traces dans la culture d’accueil, mais l’influence qu’ils reçoivent et les changements de mode de vie qu’ils sont obligés d’opérer sont plus importants. Les conditions d’un remplacement n’existent pas, mais le discours d’intégration ne semble pas non plus prendre en compte le dynamisme qui s’opère au carrefour des cultures, phénomène bidirectionnel, où se produisent des mélanges et des influences réciproques. Les sociétés ne sont pas des unités fermées mais plutôt des espaces poreux qui ont toujours reconfiguré leur identité à partir d’expériences de rencontre et de conflit. La première incohérence du discours selon lequel nous serions remplacés par d’autres est la difficulté de penser un nous dans lequel beaucoup d’autres ne seraient pas déjà présents.

L’autre grand remplacement menaçant serait celui qui annonce une substitution des humains aux machines, soit par un algorithme qui fausserait nos décisions démocratiques, soit par une automatisation qui détruirait des emplois. Il est curieux que ceux qui se sentent menacés soient ceux qui croient le plus aux discours des technocrates qui se croient compétents pour tout et des plateformes qui voudraient vraiment que le travail cesse d’exister tel que nous l’avons connu. Ici aussi, les mauvais présages reposent sur de mauvaises analyses de la relation entre les humains et les machines. Si la soi-disant intelligence artificielle faisait ce que fait le cerveau humain, il y aurait lieu de se réjouir ou de s’inquiéter, mais la vérité est que ce sont deux puissances qui, malgré leur nom, se ressemblent peu et collaborent plus que rivalisent. Les systèmes automatisés n’exécutent pas non plus des tâches, mais des tâches, ce qui est tout à fait différent. L’écosystème homme-machine n’est pas exempt de tensions et de conflits, mais il est bien plus probable que nous saurons les rendre complémentaires que de penser à une simple substitution.

Il est vrai que toute la difficulté du sujet – de la coexistence sociale et de la coexistence avec les machines – réside dans les transitions que nous devons entreprendre. Dans ces transits, de graves questions de justice sont posées et les écarts entre perdants et gagnants sont redessinés. La configuration de sociétés plus plurielles pose de nombreux problèmes de gestion de la diversité ; la transition écologique pèse plus sur certains secteurs que sur d’autres ; De nouveaux emplois et profils vont émerger, mais en attendant l’équilibre entre créations et destructions d’emplois est incertain et la compensation ne sera ni aisée ni immédiate ; La numérisation déconnecte certains secteurs de la population, comme en témoigne l’appel révolte aux caissièresces protestations des personnes âgées contre une numérisation des processus bancaires qui signifiait en fait l’exclusion financière.

Dans tous ces domaines, la question n’est pas de savoir quand le remplacement aura lieu, mais comment nous configurerons l’hybridation future (entre nous et eux, machines et humains, ou analogique et numérique). Qu’une certaine transition doive s’opérer et soit même inévitable ne signifie pas qu’elle ne puisse s’effectuer que de manière irréfléchie et déséquilibrée. Alors que nous nous laissons piéger par la peur de menaces immenses que nous contemplons avec impuissance, nous négligeons la gestion équitable des transitions qui sont à notre portée. Professeur de Philosophie Politique, chercheur Ikerbasque à l’Université du Pays Basque et titulaire de la chaire Intelligence Artificielle et Démocratie à l’Institut Européen de Florence. Il vient de publier le livre ‘La société de l’ignorance’ (Galaxia Gutenberg). @daniInnerarity

Nihel Beranger

“Coffee addict. Lifelong alcohol fanatic. Typical travel expert. Prone to bouts of apathy. Internet pioneer.”

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *